Repose en paix tonton
27 décembre 1996. Il gèle à pierre fendre, j’effectue mon pélerinage annuel chez mes parents, mon ticket de présence obligatoire pour les fêtes de fin d’année. Il faut dire que je ne suis pas très « famille ». Un coup de téléphone une fois de temps en temps aux plus proches, suffit à mon bonheur. En vérité, moins je les vois mieux je me porte.
Quoiqu’il en soit, c’est bel et bien l’hiver cette année là , comme on n’en avait pas connu depuis longtemps, et, ce soir du 27 décembre, le téléphone sonne. C’est ma mère qui réponds et revient, blanche. « Jean est mort », nous annonce-t-elle, à son mari et a moi, « on l’enterre après-demain ».
Jean, c’était mon oncle, un oncle un peu lointain, que je n’avais pas revu depuis des années. Il avait navigué jadis, dans la marine marchande, et ses histoires de terres lointaines ravissaient le gamin qui passait souvent des jeudi chez sa tante. Je l’aimais bien le vieux bougre, et sa mort soudaine m’avait attristé, mais, n’eussé-je été chez mes parents à ce moment là, je ne me serais probablement pas déplacé pour l’enterrement.
Là toutefois, pas moyen d’y couper. Mes parents me le reprocheraient indéfiniment, et, puisque je suis-là , force m’est donc de les accompagner. Nous voilà donc partis au matin, dans leur auto, en route pour Le Havre, berceau de la famille, par une température à geler un ours polaire et des petites routes verglacées au possible. Je vous passe les détails du trajet, qu’il suffise de dire qu’il fut long.
Mon oncle Jean, sa femme décédée depuis plusieurs années avait rencontré quelqu’un et refait sa vie avec elle. Une femme charmante au demeurant, gentille, avenante, mais qui aux yeux de ma mère (et à ceux du reste de la famille) n’était qu’une vile usurpatrice. Manque de chance, de toute la famille, seule Jo, son surnom, pouvait nous loger tous les trois. Du moins c’est ce que nous apprenons lorsqu’arrivés en fin d’après-midi, nous nous rendons au funérarium où le corps de l’oncle est exposé. Ni Anne, ni Jean-Pierre, mes cousins n’ont de place, vivant l’un et l’autre dans des appartements exigus. Quant aux autres membres de la famille, nos liens sont par trop distendus pour même songer à leur poser la question.
Chacun notre tour, nous défilons dans cette petite salle plongée dans la pénombre, aux murs tendus de velours violet. L’oncle repose dans un cercueil découvert. Lorsque c’est mon tour, j’ai du mal à reconnaitre dans ce cadavre endimanché, aux joues flasques, le bonhomme souriant, parfois bougon, toujours fagoté comme l’as de pique de mon enfance. Ce n’était pas le premier cadavre que je contemplais, mais celui là avait un je ne sais quoi de triste.
L’enterrement était prévu le lendemain matin, à 8 heures, cérémonie à l’église, suivie de l’inhumation dans le cimetière de Graville, une banlieue havraise, perchée sur une colline, qui surplombe les premiers abords de la zone industrielle. Nous convenons donc de nous retrouver tous à l’église, le lendemain matin. Quant à nous trois, mon beau-père, ma mère et moi, nous suivons Jo jusque chez elle.
Avec le recul, je me dis que c’est sans doute au dîner que le glissement vers le grand n’importe quoi a commencé. Ma mère, furieuse de se retrouver dans cette maison qu’elle considérait comme celle de sa sœur, occupée par Jo, qui faisait pourtant tous les efforts possibles, malgré son chagrin évident, pour se montrer une hôtesse agréable, ma mère donc glissait à Jo des regards assassins, et chuchotait des remarques vipérines lorsque la pauvre femme s’absentait à la cuisine. Habitué quant à moi à ces explosions de rancœur, motivées ou non, je n’y prêtais guère attention, sinon pour plaindre en mon for intérieur cette femme qui, non contente d’avoir perdu son compagnon, devait en outre supporter sa famille. La seule note un peu agréable pour moi de la soirée fut que je retrouvais la chambre qu’on m’attribuait dans mon enfance, et put me replonger dans les Tintin qui m’avaient alors tenu compagnie. Une petite plongée dans une nostalgie attendrie.
Le matin venu, nous nous rendons donc à l’église où une petite collection de proches et d’amis de l’oncle fait déjà le pied de grue devant la porte encore close. Salutations, échanges de banalités sur le temps, un joli -10°C qu’on avait pas vu depuis bien des années, échanges de nouvelles… Huit heures arrivent et passent, l’église n’ouvre pas ses portes. Je discute avec Jean-Pierre, mon cousin, de ses activités du moment, m’enquiers d’Anne, sa sœur, personne ne semble savoir où elle se trouve. Le temps passe encore un peu, nous battons la semelle, et avec une bonne vingtaine de minutes de retard, les portes de l’église s’ouvrent enfin pour nous accueillir.
La première chose que nous apprenons, c’est qu’il n’y aura pas de cérémonie religieuse à cause des fêtes de fin d’années, le curé est parti aux sports d’hiver, il n’y en a pas de disponible pour le remplacer. L’office sera donc laïque. La moitié de ma famille étant un ramassis de grenouilles de bénitiers, cul et chemise avec les curés, l’autre moitié sinon dévote, du moins respectueuse des traditions, ça murmure sec dans les travées. Et la cérémonie ne peut pas commencer, Anne la fille ainée du défunt n’est toujours pas arrivée.
Renseignement pris, elle est en route, elle ne pouvait au dernier moment se décider à choisir la robe qui conviendrait le mieux. Patience donc, encore ; trente minutes de patience, enfin trente minute d’impatience où les langues se délient dans des murmures peu flatteurs à l’égard de cette fille indigne, plus préoccupée de sa toilette que de la mort de son père. Remarques d’autant plus assassines que l’église est glaciale. Enfin la belle fait son entrée, et il est vrai qu’elle a soigné sa tenue, ses talons résonnent sur le sol pavé lorsqu’elle remonte l’allée, majestueuse, en tenue de grand deuil et de grand prix, pour prendre place au premier rang.
La cérémonie se passe, collection banales de souvenirs du défunts déclamés maladroitement par des gens qui lisent sur des bouts de papiers griffonnés à la hâte. Le tout est vite expédié, et l’on devine une sorte de contentement dans l’assemblée à l’idée que ce sera bientôt terminé. Ne reste qu’à mettre le bonhomme en terre et chacun pourra s’en retourner à ses occupations. La procession de voitures s’organise, les portières claquent, et en route vers le cimetière de Graville, ce joli cimetière, perché sur une colline. Et c’est là que le bât blesse : la route qui y monte, la seule route, est très raide, en lacets et pavée tout du long. Et les pavés sont couverts d’une épaisse couche de verglas. Le corbillard dérape, les voitures suiveuses aussi. Le Havre, ce n’est pas la montagne, on n’y a pas l’habitude d’avoir des chaînes dans le coffre. De dérapages en reculades, de reculades en grondement de moteurs surchauffés, nous mettons presque une heure pour parvenir au sommet de la colline et pénétrer, enfin, dans le cimetière.
Le corbillard s’avance jusqu’à l’emplacement désigné de la tombe. Tout le monde descend de voiture et s’approche. L’on voit l’employé des pompes funèbres en grande discussion avec un homme en tenue de travail. Il n’a pas l’air content, furieux même. Néanmoins, très professionnel, il reprend un air compassé pour venir vers nous et nous annoncer que non, l’on ne peut pas enterrer l’oncle tout de suite. La terre, gelée est bien trop dure pour qu’on puisse la creuser et le trou n’est pas fait. Un bulldozer va venir, mais avec la route, vous avez vu, il y en a bien pour deux heures, si nous pouvions être assez gentils pour revenir à ce moment là…
Retour dans les voitures, claquements de portières, et redescente de la colline, prudente la redescente, qu’on venait juste de grimper à grand peine. Tout le monde se retrouve chez un membre de la famille, j’ai oublié qui, pour une boisson chaude et patienter encore un peu, le temps que les pompes funèbres trouvent le moyen de vaincre les éléments. Et c’est là que, le bonhomme pas encore enterré, ses enfants commencent à se disputer sur le partage des biens du pauvre oncle. Le ton monte, Anne, âpre, hurle presque que non, ça c’est à elle, c’est elle qui.. Jean-Pierre rétorque que… dans le silence gêné et ahuri des autres participants. Dans un coin, Jo pleure doucement. La dispute se calme, le frère et la sœur, se rendant compte peut-être de l’indécence de leur comportement, mais se jetant toutefois des regards haineux à la moindre occasion. L’heure vient finalement de retourner au cimetière, et la procession se réorganise, la colline se regrimpe, avec les mêmes difficultés que précédemment, nouveaux dérapages, arrêts, redémarrages et jurons.
L’employé des pompes funèbre nous accueille cette fois presque avec le sourire, on sent que son emploi du temps a été bouleversé par cet imprévu, il est pressé, content de nous voir là à l’heure dite. De la petite foule de l’église, il ne reste que la famille proche. Le laïque, maître de la cérémonie à l’église est revenu lui aussi, prononce quelques mots. Le cercueil s’enfonce dans le trou, chacun notre tour on y jette une poignée de terre. Voilà , ça y est. Enfin. Repose en paix tonton.